Je suis né à Quimper



Quand je vois un cul de jatte, ça m’épate (lui qui n’a plus les siennes).A-t-il  fait exprès de perdre ses jambes, comme un gecko sa queue ? Ça me fait une belle jambe. Quand je vois un manchot, les bras m’en tombent : Je lui propose un coup de main, hier comme aujourd’hui. Je lui demande qui l’épaule, et s’il se berce d’illusions, s’il travaille, maintenant qu’il ne peut plus mettre la main à la pâte. Ses cubitus sont-ils tombés comme feuilles à l’automne ? A-t-il planté ses humérus dans l’humus, pour qu’ils poussent ? Comme c’est repoussant ! On me dit que non, bien sûr, aucun humain ne se défait volontairement de sa chair, c’est un accident. Pourtant ma mère, elle, s’est séparée de sa chair, le jour où elle m’a déposé dans un panier sur le trottoir devant la mairie. Est-ce que la mère rit devant ce coup fin ? Ce devait être un accident, ou elle était distraite, je suis tombé du porte-bagage. Mais non, personne n’est venu me réclamer. Ça a dû aller trop vite, j’ai raté l’effet-mère. Et il était où Papa pour réparer cet impair ? Lequel des deux a décidé pour moi, sans émoi, sans sursis, même un mois, de me faire faire un galop d’essai, voire un trot, avant d’en avoir assez, de me déclarer de trop ? Ils ont tiré à pile ou face ? A qui père gagne et qui mère douille ? Est-ce qu’elle avait les glandes, ma mère ? Un peu amère, de ce geste primaire, de m’imposer une enfance dans un asile, un exil sommaire d’outre-mère ? 

Et mon ex-père, pense-t-il que je prospère, sans repaires ? Parfois mon cœur se serre, pend, mais c’est ainsi que je vis, père. Au point où j’en suis, on m’ordonne et j’obtempère. Je meurs à petit feu mais malgré la douleur assassine je perpétue ce geste persévérant, de vivre comme un héros d’Homère. Mon talent (d’Achille), c’est de savoir que la vie à trois n’aura pas lieu. Pourra-t-il se regarder en face, mon géniteur ? Sent-il une déchirure, ou est-ce que ce père se ment ? Imperceptible percée qu’un père sait, l’amour perdu perdure, même mercenaire et mercantile. Plus dure est la chute de voir un père choir. Saura-t-il sans se voir s’en apercevoir qu’il sera perdant, perdu derrière ses persiennes qui ne seront pas les miennes? Et si ça perdurait, saurait-il l’endurer ? Il ne m’a pas laissé le temps que je me perfectionne jusqu’à ce qu’il m’affectionne, ce pervers. Etait-il perfectionniste et moi un raté perfectible ? 

Est-il au courant que je suis un fils-fusible, Isaac dans un sac, comme le sacrifice du sacré fils d’Abraham, dans la Bible ? Un bibelot gagné au vide-grenier de la grossesse ? Ils n’ont pas voulu de ma bobine à la mercerie de la vie, m’ont laissé en découdre tout seul. Je ne perdrai pas le fil pour autant. C’est mon mérite. Quand la vie trop pique, je m’invente un méridien, une mère Indienne qui ne fuirait pas des deux fuseaux. Sans mère ici, je vomis mon mérycisme. Où va-t-on à la pêche aux mères, où ? 

En attendant je moisis parmi les autres mômes aux abjects trouvés sur le Bon Coin des infertiles (du moins infèrent-ils) en mal d’adoption. Entre nous on l’appelle l’Orphé. C’est pas vraiment une descente aux enfers (ni Dionysos sur Canal Plus), juste un toboggan vers l’ennui, vers la nuit. Une tombola sans ticket gagnant quand tu tombes là. Une roulette où c’est forcément noir, impair, et manque. Mais ça fait un bail que le père ne manque plus à la marmaille. Quand le manque est permanent, on permute sinon on se bute, sans but. On devient imperméable, la survie devient une mission sans permissions, permanente, perpétuel rituel, un monde virtuel parallèle sans perpendiculaire, à perpétuité. Empêtré dans l’oubli perpétré sans gêne de nos gènes, on perquisitionne l’absence de sens persécutrice. Il nous faut oublier leur oubli. 

Il parait que sur les autres enfants, les mères veillent. Nous, on a jamais vu un père ciller, un père siffler. C’est pas que ça nous perturbe. On sait rien de notre naissance, si on a vagi, si on a geint hors du vagin, si c’était une péridurale, si on a manqué le père idéal ou s’il était périmé. Bien sûr on rêve de caresses sans trêve, même périodiques, on serait prêt à périr pour ce périple, en double ou en triple, on a les tripes, prêt pour le trip, même s’il est périssable. Alors oui, on rêve, parfois. Obsédés par cette mère qui nous a cédés, on l’imagine en Mercedes, nous attendant sous le porche. Dans nos délires on prendrait le premier venu pour papa. Peu importe la couleur, Arabe, Noir, Métisse, on est prêt à entrer en piste, on lui dit « Viens ! ». Pourquoi pas un Péruvien ? S’il veut investir, on a de quoi le persuader, un placement pépère. Dans « orphelin », il y a « or » Cette mine que vous n’avez pas jugé bon d’exploiter pour argent comptant, contents de vous. Aujourd’hui c’est votre descendance qui prend l’ascendant, pour vous déshériter, vous avorter. Dans avortement, il y a « ment », ce mensonge à la vie, cette vérité que vous avez voulu éviter, cette apparente parenté, pour vous transparente, théorie d’une part hantée, d’une part en thèse, une parenthèse que les parents taisent. 

Dernier mot en passant, comme l’orphelin de Maupassant, peut-être deviendrai-je maire, cela va de soi, sinon de pair, passer de paria à la vie d’apparat, sans parrain, gouter aux luxes, un par un, assécher la boueuse mare-haine qui a inondé mon cœur d’une crue de pleurs, de sirops tristes*. Sur ma tombe plantez un noyer, et gravez mes derniers mots : 

Vous avez voulu me noyer mais j’ai bu le fleuve

Vous avez voulu me brûler, j’ai prié pour qu’il pleuve

Vous avez voulu me briser, j’ai plié comme l’osier

Vous m’avez planté là, mais j’ai fleuri comme un rosier.


*En Serbo-Croate, orphelinat se dit phonétiquement « sirotiste »


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